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Aline Et Valcour Ou Le Roman Philosophique – Tome I
de Sade Marquis Alphonse Francois
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Aline Et Valcour Ou Le Roman Philosophique – Tome I - de Sade Marquis Alphonse Francois - Страница 8
Je ne sentis pas pourtant tout-à-coup mes pertes, il fallait l'affreuse catastrophe qui m'attendait pour m'en convaincre. Aline, Aline, permettez que mes larmes coulent encore sur les cendres de ces parens chéris; puissent mes regrets éternels les venger de cette voix funeste et involontaire, qui osa crier au fond de mon âme, que regrettes-tu, tu es libre? Oh, juste ciel! qui put l'inspirer cette voix barbare, quel est donc le sentiment cruel et faux qui l'a fait naître? Où trouve-t-on des amis dans le monde qui puissent nous tenir lieu d'un père et d'une mère? quels gens prendront à nous un intérêt plus réel et plus vif? Qui nous excusera? qui nous conseillera? qui tiendra le fil, dans ce dédale obscur où nous entraînent les passions? Quelques flatteurs nous égareront; de faux amis nous tromperont. Nous ne trouverons sous nos pas que des pièges, et nulle main secourable ne nous empêchera d'y tomber.
Il était essentiel d'aller mettre un peu d'ordre dans les biens de mon père, très-loin de son séjour, très-diminués par les dépenses où l'avaient entraîné les années qu'il avait passées dans les négociations; mon intérêt m'obligeait, avant de songer à aucun établissement, à me rendre fort vite en Languedoc, pour prendre au moins quelque connaissance de ce qui pouvait me revenir. J'obtiens un congé, et j'y vole.
La magnificence de la ville de Lyon, qui se trouvait sur mon passage, m'engagea pour l'admirer à y séjourner quelques semaines: le hasard qui m'y fit rencontrer d'anciennes connaissances, acheva d'assurer et d'égayer ce projet, et nous y partagions ensemble les plaisirs qu'offre cette fière rivale de Paris, lorsqu'un soir, en sortant du spectacle, un de mes amis me nommant très-haut par mon nom, me proposa d'aller souper chez l'intendant, et se perdit dans la foule avant que j'eusse le temps de lui répondre.
A ce nom de Valcour, un officier vêtu de blanc, et qui paraissait sortir du même endroit que nous, m'aborde le chapeau sur les yeux, et me demande avec beaucoup de trouble s'il a bien entendu, et si c'est bien Valcour que l'on me nomme. Peu disposé à répondre honnêtement à une question faite avec tant de brusquerie et de hauteur, je lui demande fièrement à mon tour, quel est le besoin qu'il a d'éclaircir un tel fait? Quel besoin, Monsieur?-Le plus grand?-Mais encore?-Celui de réparer l'outrage fait à une famille honnête par un homme de ce nom; celui de laver dans le sang de cet homme, ou dans le mien, la vertu d'une soeur chérie… Répondez, ou je vous regarde comme un malhonnête homme.-Je vous connais, et je vous entends; vous êtes le frère d'Adélaïde.-Oui, je le suis, et depuis l'instant fatal qui nous l'a ravie.-Qu'entends-je? elle n'est plus!-Non, cruel tes indignes procédés lui ont plongé le poignard dans le coeur, et depuis ce moment, je te cherche pour arracher le tien, ou mourir sous tes coups: viens, suis-moi; je me reproche tous les instans où ma vengeance est retardée.
Nous gagnâmes promptement les derrières de la comédie; nous traversâmes le Rhône, et nous enfonçant dans les promenades qui sont sur l'autre rive en face de la ville, nous nous disposions à nous battre, lorsque ne pouvant tenir à l'intérêt puissant que m'inspirait encore cette malheureuse maîtresse, Sainval, dis-je avec la plus grande émotion, je vous satisfais; si le sort est juste, peut-être le serez-vous bientôt davantage: car je suis le coupable, et c'est à moi de périr: mais ne me refusez pas de m'apprendre, avant que nous ne nous séparions pour jamais, la fatale histoire de cette fille respectable… que j'ai trompée, je l'avoue; mais qui ne peut cesser de m'être chère.-Ingrat, me répondit Sainval, elle est morte en t'adorant; elle est morte en suppliant le ciel de ne jamais punir ton crime. Elle avait avoué à mon père la faute où tu sus l'entraîner: il venait de la contraindre à l'ensevelir dans les bras d'un époux… Obsédée par toute une famille, l'infortunée venait d'obéir… Elle n'a pu résister à la violence du sacrifice. Chaque jour, chaque instant l'entraînait à la mort, et elle en a reçu le coup dans mes bras. Depuis cette époque fatale, je n'ai cessé de te chercher par-tout. J'ai suivi tes pas dans cette ville, incertain de t'y rencontrer. Je t'y trouve, presse-toi de me convaincre que tu ne joins pas au moins la lâcheté à la plus barbare séduction.
Nous nous battîmes; le combat fut court: Sainval avait plus de courage que d'adresse, et plus de raison que de bonheur. Il cède sous les premiers coups que je lui porte, et j'ai la douleur de le renverser mort à mes pieds. A peine m'en suis-je convaincu que je m'élance en larmes sur le corps sanglant de ce malheureux jeune homme, dont les traits, dont la voix venaient de me rappeler si douloureusement sa malheureuse soeur. Dieu barbare! est-ce ainsi qu'éclaté ta justice? n'étais-je pas le seul coupable?… n'était-ce pas à moi de succomber… et me relevant en délire: «Vil assassin, me dis-je à moi-même, va combler ton affreuse victoire; ce n'est pas assez que ton lâche abandon l'ait précipitée dans le cercueil; il faut encore que tu arraches la vie à son malheureux frère. Triomphe affreux! remords déchirans! Va, cours, dans le transport qui t'agite, va joindre à toutes tes victimes le chef infortuné de cette honnête famille… Il respire… Cet unique enfant pouvait seul le consoler de la perte d'une fille qu'il idolâtrait, ta cruauté vient de le lui ravir; achève, va lui percer le flanc». Et je me précipitais encore sur ce cadavre sanglant, et je cherchais à le ranimer, à lui rendre le souffle de la vie aux dépens même de celle que j'aurais voulu lui sacrifier.
Il n'était plus temps… je me lève égaré; je porte mes pas au hasard; on avait entendu le bruit du combat. On me vit fuir; on me poursuit, on m'atteint, on m'arrête, et l'on me mène en diligence chez le commandant de la ville. Mon désordre, mes habits ensanglantés, le rapport certain d'un homme mort, une lettre trouvée sur M. de Sainval, par laquelle son père lui ordonnait de me chercher jusqu'aux extrémités du monde; tout disposa M. de – qui commandait pour-lors à Lyon, à des précautions et à de la sévérité. Quelque grave que soit votre affaire, Monsieur, me dit néanmoins avec honnêteté ce militaire, je vais agir avec vous comme je le ferais avec mon propre fils. Vous aurez pour séjour une maison royale, et j'irai demain vous y recommander moi-même: je vais tout assoupir avec le plus grand soin. Si d'ici à trois mois rien n'éclate, votre liberté vous sera rendue; mais il faut dans le cas contraire, que je vous aie absolument sous la main, afin que, si le tribunal ou la famille du mort venait à poursuivre, je puisse au moins prouver que j'ai fait mon devoir. Cependant, soyez tranquille; je vais employer tant de soins pour tout anéantir, que vous serez, j'espère, bientôt maître de vos actions. Il sortit à ces mots pour donner des ordres; et l'on me conduisit au château de Pierre-en-Cise, dans lequel il avait désiré que fût ma destination particulière, pour être plus à même de disposer secrètement de moi, et d'une manière qui pût m'être agréable.
Je ne vous rendrai point ce qui se passa dans mon âme, en arrivant dans ce lieu fatal: quelques politesses que je reçus de l'officier qui y commandait, toute l'horreur de position se présenta d'abord à mes yeux… Les premiers effets de mon désespoir firent frémir ceux qui m'entouraient: il n'y eut sorte de moyens que je ne cherchasse pour m'arracher la vie. Qu'il est heureux de rencontrer, dans de semblables circonstances un homme d'esprit, et qui connaisse le coeur humain! On ne peut exprimer ce que fit pour me calmer le respectable mortel entre les mains duquel mon heureux sort m'avait fait tomber… Tantôt il s'adressait à ma raison, tantôt il intéressait mon coeur, et tirant toujours du sien les argumens qu'il employait, il sut me rendre à moi-même et à la vie que je perdais infailliblement sans son secours.
O vous, vils mercenaires, qui, dans des places semblables, ne regardez ceux qu'on vous confie, que comme des animaux dont le sang doit vous engraisser… qui les tourmenteriez, qui les feriez expirer si l'on vous dédommageait amplement de leur perte; en jetant vos regards sur le vertueux ami dont je parle, apprenez que ce même poste où vous ne trouvez à exercer que des vices, peut vous offrir la jouissance de mille vertus; mais il faut une âme et de l'esprit pour le sentir, au lieu que la nature en courroux, qui ne vous a créés que pour le malheur des autres, ne mit en vous que de l'avarice et de la stupidité.
Un mois se passa, sans qu'on parlât de cette affaire; mes gens étaient toujours dans l'hôtel où j'étais descendu, et s'y tenaient, par mes ordres, renfermés sous le plus grand mystère. Enfin, le commandant de la ville parut… «Rien ne transpire, me dit-il; j'ai fait inhumer M. de Sainval le plus secrètement que j'ai pu: c'est par un avis détourné que j'ai fait part de sa mort à son père sans lui expliquer la cause qui l'a fait descendre au tombeau… J'ai serré les papiers trouvés sur lui; ils ne paroîtront pas, que je n'y sois contraint… Voilà tous les services que j'ai pu vous rendre… je les continuerai… Sortez cette nuit sans éclat, et de cette prison et de la ville… Vos gens, votre chaise et un passe-port vous attendent à la première poste qui est sur la route de Genève… Rendez-vous à cette poste à pied et sans bruit; passez de-là en Suisse ou en Savoie, et si vous m'en croyez, restez-y caché jusqu'à ce que vos amis vous aient mandé de Paris, quelle tournure a pris votre affaire. Il ne me reste plus que ma bourse à vous offrir: usez-en comme de la vôtre…» Oh! Monsieur, répondis-je en me jetant dans les bras de ce chef respectable, et refusant cette dernière offre, par où ai-je pu mériter tant de bontés?… Quel motif vous engage ainsi à servir l'infortune?… «Mon coeur, me répondit M. de -, il fut toujours l'asyle des malheureux, et toujours l'ami de ceux qui vous ressemblent.»
Vous jugez de ma reconnaissance, Aline, je ne vous la peindrais que faiblement; j'embrasse les deux fideles amis que mon heureuse étoile vient de me faire rencontrer; je gagne, au plus vite, le rendez-vous qui m'est indiqué; j'y trouve mes gens; je m'élance en larmes dans ma voiture; je laisse à mon valet-de-chambre le soin de tout; je lui nomme Genève, nous volons, et je m'anéantis dans mes pensées.
Vous imaginez, sans doute, aisément combien cette malheureuse affaire, quelque bonne tournure qu'elle prit, nuisait cependant à ma fortune; il me devenait impossible d'aller prendre connaissance de mon bien, impossible de me rendre à l'expiration de mon congé, plus impossible encore de publier les motifs de ma fuite, de peur de faire éclater ce qui m'y contraignait. Les gens d'affaires allaient dévaster mon bien; le ministre allait nommer à mon emploi: ces deux cruelles infortunes étaient pourtant les moins terribles que je dusse craindre; car si je reparaissais, malgré tout cela, quel sort affreux pouvait m'attendre?
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