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Les Rêveries Du Promeneur Solitaire - Rousseau Jean-Jacques - Страница 21
Il est aisé, je l’avoue, d’aller ramassant du sable et des pierres, d’en remplir ses poches et son cabinet et de se donner avec cela les airs d’un naturaliste: mais ceux qui s’attachent et se bornent à ces sortes de collections sont pour l’ordinaire de riches ignorants qui ne cherchent à cela que le plaisir de l’étalage. Pour profiter dans l’étude des minéraux, il faut être chimiste et physicien; il faut faire des expériences pénibles et coûteuses, travailler dans des laboratoires, dépenser beaucoup d’argent et de temps parmi le charbon, les creusets, les fourneaux, les cornues, dans la fumée et les vapeurs étouffantes, toujours au risque de sa vie et souvent aux dépens de sa santé. De tout ce triste et fatigant travail résulte pour l’ordinaire beaucoup moins de savoir que d’orgueil, et où est le plus médiocre chimiste qui ne croie pas avoir pénétré toutes les grandes opérations de la nature pour avoir trouvé par hasard peut-être quelques petites combinaisons de l’art?
Le règne animal est plus à notre portée et certainement mérite encore mieux d’être étudié. Mais enfin cette étude n’a-t-elle pas aussi ses difficultés, ses embarras, ses dégoûts et ses peines. Surtout pour un solitaire qui n’a, ni dans ses jeux ni dans ses travaux, d’assistance à espérer de personne. Comment observer, disséquer, étudier, connaître les oiseaux dans les airs, les poissons dans les eaux, les quadrupèdes plus légers que le vent, plus forts que l’homme et qui ne sont pas plus disposés à venir s’offrir à mes recherches que moi de courir après eux pour les y soumettre de force? J’aurais donc pour ressource des escargots, des vers, des mouches, et je passerais ma vie à me mettre hors d’haleine pour courir après des papillons, à empaler de pauvres insectes, à disséquer des souris quand j’en pourrais prendre ou les charognes des bêtes que par hasard je trouverais mortes. L’étude des animaux n’est rien sans l’anatomie; c’est par elle qu’on apprend à les classer, à distinguer les genres, les espèces. Pour les étudier par leurs mœurs, par leurs caractères, il faudrait avoir des volières, des viviers, des ménageries; il faudrait les contraindre en quelque manière que ce pût être à rester rassemblés autour de moi. Je n’ai ni le goût ni les moyens de les tenir en captivité, ni l’agilité nécessaire pour les suivre dans leurs allures quand ils sont en liberté. Il faudra donc les étudier morts, les déchirer, les désosser, fouiller à loisir dans leurs entrailles palpitantes! Quel appareil affreux qu’un amphithéâtre anatomique: des cadavres puants, de baveuses et livides chairs, du sang, des intestins dégoûtants, des squelettes affreux, des vapeurs pestilentielles! Ce n’est pas là, sur ma parole, que Jean-Jacques ira chercher ses amusements.
Brillantes fleurs, émail des prés, ombrages frais, ruisseaux, bosquets, verdure, venez purifier mon imagination salie par tous ces hideux objets. Mon âme morte à tous les grands mouvements ne peut plus s’affecter que par des objets sensibles; je n’ai plus que des sensations, et ce n’est plus que par elles que la peine ou le plaisir peuvent m’atteindre ici-bas. Attiré par les riants objets qui m’entourent, je les considère, je les contemple, je les compare, j’apprends enfin à les classer, et me voilà tout d’un coup aussi botaniste qu’a besoin de l’être celui qui ne veut étudier la nature que pour trouver sans cesse de nouvelles raisons de l’aimer.
Je ne cherche point à m’instruire: il est trop tard. D’ailleurs je n’ai jamais vu que tant de science contribuât au bonheur de la vie. Mais je cherche à me donner des amusements doux et simples que je puisse goûter sans peine et qui me distraient de mes malheurs. Je n’ai ni dépense à faire ni peine à prendre pour errer nonchalamment d’herbe en herbe, de plante en plante, pour les examiner, pour comparer leurs divers caractères, pour marquer leurs rapports et leurs différences, enfin pour observer l’organisation végétale de manière à suivre la marche et le jeu de ces machines vivantes, à chercher quelquefois avec succès leurs lois générales, la raison et la fin de leurs structures diverses, et à me livrer au charme de l’admiration reconnaissante pour la main qui me fait jouir de tout cela.
Les plantes semblent avoir été semées avec profusion sur la terre, comme les étoiles dans le ciel, pour inviter l’homme par l’attrait du plaisir et de la curiosité à l’étude de la nature; mais les astres sont placés loin de nous; il faut des connaissances préliminaires, des instruments, des machines, de bien longues échelles pour les atteindre et les rapprocher à notre portée. Les plantes y sont naturellement. Elles naissent sous nos pieds, et dans nos mains pour ainsi dire, et si la petitesse de leurs parties essentielles les dérobe quelquefois à la simple vue, les instruments qui les y rendent sont d’un beaucoup plus facile usage que ceux de l’astronomie. La botanique est l’étude d’un oisif et paresseux solitaire: une pointe et une loupe sont tout l’appareil dont il a besoin pour les observer. Il se promène, il erre librement d’un objet à l’autre, il fait la revue de chaque fleur avec intérêt et curiosité, et sitôt qu’il commence à saisir les lois de leur structure il goûte à les observer un plaisir sans peine aussi vif que s’il lui en coûtait beaucoup. Il y a dans cette oiseuse occupation un charme qu’on ne sent que dans le plein calme des passions mais qui suffit seul alors pour rendre la vie heureuse et douce: mais sitôt qu’on y mêle un motif d’intérêt ou de vanité, soit pour remplir des places ou pour faire des livres, sitôt qu’on ne veut apprendre que pour instruire, qu’on n’herborise que pour devenir auteur ou professeur, tout ce doux charme s’évanouit, on ne voit plus dans les plantes que des instruments de nos passions, on ne trouve plus aucun vrai plaisir dans leur étude, on ne veut plus savoir mais montrer qu’on sait, et dans les bois on n’est que sur le théâtre du monde, occupé du soin de s’y faire admirer; ou bien se bornant à la botanique de cabinet et de jardin tout au plus, au lieu d’observer les végétaux dans la nature, on ne s’occupe que de systèmes et de méthodes; matière éternelle de dispute qui ne fait pas connaître une plante de plus et ne jette aucune véritable lumière sur l’histoire naturelle et le règne végétal. De là les haines, les jalousies, que la concurrence de célébrité excite chez les botanistes auteurs autant et plus que chez les autres savants. En dénaturant cette aimable étude, ils la transplantent au milieu des villes et des académies où elle ne dégénère pas moins que les plantes exotiques dans les jardins des curieux.
Des dispositions bien différentes ont fait pour moi de cette étude une espèce de passion qui remplit le vide de toutes celles que je n’ai plus. Je gravis les rochers, les montagnes, je m’enfonce dans les vallons, dans les bois, pour me dérober autant qu’il est possible au souvenir des hommes et aux atteintes des méchants. Il me semble que sous les ombrages d’une forêt je suis oublié, libre et paisible comme si je n’avais plus d’ennemis ou que le feuillage des bois dût me garantir de leurs atteintes, comme il les éloigne de mon souvenir, et je m’imagine dans ma bêtise qu’en ne pensant point à eux ils ne penseront point à moi. Je trouve une si grande douceur dans cette illusion que je m’y livrerais tout entier si ma situation, ma faiblesse et mes besoins me le permettaient. Plus la solitude où je vis alors est profonde, plus il faut que quelque objet en remplisse le vide, et ceux que mon imagination me refuse ou que ma mémoire repousse sont suppléés par les productions spontanées que la terre, non forcée par les hommes, offre à mes yeux de toutes parts. Le plaisir d’aller dans un désert chercher de nouvelles plantes couvre celui d’échapper à des persécuteurs; et parvenu dans des lieux où je ne vois nulles traces d’hommes je respire plus à mon aise comme dans un asile où leur haine ne me poursuit plus.
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