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Les Voyages De Gulliver - Swift Jonathan - Страница 51
«Il prend souvent a nos yahous une fantaisie dont nous ne pouvons concevoir la cause. Gras, bien nourris, bien couches, traites doucement par leurs maitres, et pleins de sante et de force, ils tombent tout a coup dans un abattement, dans un degout, dans une humeur noire qui les rend mornes et stupides. En cet etat, ils fuient leurs camarades, ils ne mangent point, ils ne sortent point; ils paraissent rever dans le coin de leurs loges et s’abimer dans leurs pensees lugubres. Pour les guerir de cette maladie, nous n’avons trouve qu’un remede: c’est de les reveiller par un traitement un peu dur et de les employer a des travaux penibles. L’occupation que nous leur donnons alors met en mouvement tous leurs esprits et rappelle leur vivacite naturelle.»
Lorsque mon maitre me raconta ce fait avec ses circonstances, je ne pus m’empecher de songer a mon pays, ou la meme chose arrive souvent, et ou l’on voit des hommes combles de biens et d’honneurs, pleins de sante et de vigueur, environnes de plaisirs et preserves de toute inquietude, tomber tout a coup dans la tristesse et dans la langueur, devenir a charge a eux-memes, se consumer par des reflexions chimeriques, s’affliger, s’appesantir et ne faire plus aucun usage de leur esprit, livre aux vapeurs hypocondriaques. Je suis persuade que le remede qui convient a cette maladie est celui qu’on donne aux yahous, et qu’une vie laborieuse et penible est un regime excellent pour la tristesse et la melancolie. C’est un remede que j’ai eprouve moi-meme, et que je conseille au lecteur de pratiquer lorsqu’il se trouvera dans un pareil etat. Au reste, pour prevenir le mal, je l’exhorte a n’etre jamais oisif; et, suppose qu’il n’ait malheureusement aucune occupation dans le monde, je le prie d’observer qu’il y a de la difference entre ne faire rien et n’avoir rien a faire.
Chapitre VIII
Philosophie et m?urs des Houyhnhnms.
Je priais quelquefois mon maitre de me laisser voir les troupeaux de yahous du voisinage, afin d’examiner par moi-meme leurs manieres et leurs inclinations. Persuade de l’aversion que j’avais pour eux, il n’apprehenda point que leur vue et leur commerce me corrompissent; mais il voulut qu’un gros cheval alezan brule, l’un de ses fideles domestiques, et qui etait d’un fort bon naturel, m’accompagnat toujours, de peur qu’il ne m’arrivat quelque accident.
Ces yahous me regardaient comme un de leurs semblables, surtout ayant une fois vu mes manches retroussees, avec ma poitrine et mes bras decouverts. Ils voulurent pour lors s’approcher de moi, et ils se mirent a me contrefaire en se dressant sur leurs pieds de derriere, en levant la tete et en mettant une de leurs pattes sur le cote. La vue de ma figure les faisait eclater de rire. Ils me temoignerent neanmoins de l’aversion et de la haine, comme font toujours les singes sauvages a l’egard d’un singe apprivoise qui porte un chapeau, un habit et des bas.
Comme j’ai passe trois annees entieres dans ce pays-la, le lecteur attend de moi, sans doute, qu’a l’exemple de tous les autres voyageurs, je fasse un ample recit des habitants de ce pays, c’est-a-dire des Houyhnhnms, et que j’expose en detail leurs usages, leurs m?urs, leurs maximes, leurs manieres. C’est aussi ce que je vais tacher de faire, mais en peu de mots.
Comme les Houyhnhnms, qui sont les maitres et les animaux dominants dans cette contree, sont tous nes avec une grande inclination pour la vertu et n’ont pas meme l’idee du mal par rapport a une creature raisonnable, leur principale maxime est de cultiver et de perfectionner leur raison et de la prendre pour guide dans toutes leurs actions. Chez eux, la raison ne produit point de problemes comme parmi nous, et ne forme point d’arguments egalement vraisemblables pour et contre. Ils ne savent ce que c’est que mettre tout en question et defendre des sentiments absurdes et des maximes malhonnetes et pernicieuses. Tout ce qu’ils disent porte la conviction dans l’esprit, parce qu’ils n’avancent rien d’obscur, rien de douteux, rien qui soit deguise ou defigure par les passions et par l’interet. Je me souviens que j’eus beaucoup de peine a faire comprendre a mon maitre ce que j’entendais par le mot d’opinion, et comment il etait possible que nous disputassions quelquefois et que nous fussions rarement du meme avis.
«La raison, disait-il, n’est-elle pas immuable? La verite n’est-elle pas une? Devons-nous affirmer comme sur ce qui est incertain? Devons-nous nier positivement ce que nous ne voyons pas clairement ne pouvoir etre? Pourquoi agitez-vous des questions que l’evidence ne peut decider, et ou, quelque parti que vous preniez, vous serez toujours livres au doute et a l’incertitude? A quoi servent toutes ces conjectures philosophiques, tous ces vains raisonnements sur des matieres incomprehensibles, toutes ces recherches steriles et ces disputes eternelles? Quand on a de bons yeux, on ne se heurte point; avec une raison pure et clairvoyante, on ne doit point contester, et, puisque vous le faites, il faut que votre raison soit couverte de tenebres ou que vous haissiez la verite.»
C’etait une chose admirable que la bonne philosophie de ce cheval: Socrate ne raisonna jamais plus sensement. Si nous suivions ces maximes, il y aurait assurement, en Europe, moins d’erreurs qu’il y en a. Mais alors, que deviendraient nos bibliotheques? Que deviendraient la reputation de nos savants et le negoce de nos libraires? La republique des lettres ne serait que celle de la raison, et il n’y aurait, dans les universites, d’autres ecoles que celles du bon sens.
Les Houyhnhnms s’aiment les uns les autres, s’aident, se soutiennent et se soulagent reciproquement; ils ne se portent point envie; ils ne sont point jaloux du bonheur de leurs voisins; ils n’attentent point sur la liberte et sur la vie de leurs semblables; ils se croiraient malheureux si quelqu’un de leur espece l’etait, et ils disent, a l’exemple d’un ancien: Nihil caballini a me alienum puto . Ils ne medisent point les uns des autres; la satire ne trouve chez eux ni principe ni objet; les superieurs n’accablent point les inferieurs du poids de leur rang et de leur autorite; leur conduite sage, prudente et moderee ne produit jamais le murmure; la dependance est un lien et non un joug, et la puissance, toujours soumise aux lois de l’equite, est reveree sans etre redoutable.
Leurs mariages sont bien mieux assortis que les notres. Les males choisissent pour epouses des femelles de la meme couleur qu’eux. Un gris-pommele epousera toujours une grise-pommelee, et ainsi des autres. On ne voit donc ni changement, ni revolution, ni dechet dans les familles; les enfants sont tels que leurs peres et leurs meres; leurs armes et leurs titres de noblesse consistent dans leur figuree, dans leur taille, dans leur force, dans leur couleur, qualites qui se perpetuent dans leur posterite; en sorte qu’on ne voit point un cheval magnifique et superbe engendrer une rosse, ni d’une rosse naitre un beau cheval, comme cela arrive si souvent en Europe.
Parmi eux, on ne remarque point de mauvais menages.
L’un et l’autre vieillissent sans que leur c?ur change de sentiment; le divorce et la separation, quoique permis, n’ont jamais ete pratiques chez eux.
Ils elevent leurs enfants avec un soin infini. Tandis que la mere veille sur le corps et sur la sante, le pere veille sur l’esprit et sur la raison.
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