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Les Voyages De Gulliver - Swift Jonathan - Страница 30
Sur la terrasse la plus basse, je vis plusieurs hommes qui pechaient des oiseaux a la ligne, et d’autres qui regardaient. Je leur fis signe avec mon chapeau et avec mon mouchoir; et lorsque je me fus approche de plus pres, je criai de toutes mes forces; et, ayant alors regarde fort attentivement, je vis une foule de monde amassee sur le bord qui etait vis-a-vis de moi. Je decouvris par leurs postures qu’ils me voyaient, quoiqu’ils ne m’eussent pas repondu. J’apercus alors cinq ou six hommes montant avec empressement au sommet de l’ile, et je m’imaginai qu’ils avaient ete envoyes a quelques personnes d’autorite pour en recevoir des ordres sur ce qu’on devait faire en cette occasion.
La foule des insulaires augmenta, et en moins d’une demi-heure l’ile s’approcha tellement, qu’il n’y avait plus que cent pas de distance entre elle et moi. Ce fut alors que je me mis en diverses postures humbles et touchantes, et que je fis les supplications les plus vives; mais je ne recus point de reponse; ceux qui me semblaient le plus proche etaient, a en juger par leurs habits, des personnes de distinction.
A la fin, un d’eux me fit entendre sa voix dans un langage clair, poli et tres doux, dont le son approchait de l’italien; ce fut aussi en italien que je repondis, m’imaginant que le son et l’accent de cette langue seraient plus agreables a leurs oreilles que tout autre langage. Ce peuple comprit ma pensee; on me fit signe de descendre du rocher et d’aller vers le rivage, ce que je fis; et alors, l’ile volante s’etant abaissee a un degre convenable, on me jeta de la terrasse d’en bas une chaine avec un petit siege qui y etait attache, sur lequel m’etant assis, je fus dans un moment enleve par le moyen d’une moufle.
Chapitre II
Caractere des Laputiens, idee de leurs savants, de leur roi et de sa cour. Reception qu’on fait a l’auteur. Les craintes et les inquietudes des habitants. Caractere des femmes laputiennes.
A mon arrivee, je me vis entoure d’une foule de peuple qui me regardait avec admiration, et je regardai de meme, n’ayant encore jamais vu une race de mortels si singuliere dans sa figure, dans ses habits et dans ses manieres; ils penchaient la tete, tantot a droite, tantot a gauche; ils avaient un ?il tourne en dedans, et l’autre vers le ciel. Leurs habits etaient bigarres de figures du soleil, de la lune et des etoiles, et parsemes de violons, de flutes, de harpes, de trompettes, de guitares, de luths et de plusieurs autres instruments inconnus en Europe. Je vis autour d’eux plusieurs domestiques armes de vessies, attachees comme un fleau au bout d’un petit baton, dans lesquelles il y avait une certaine quantite de petits cailloux; ils frappaient de temps en temps avec ces vessies tantot la bouche, tantot les oreilles de ceux dont ils etaient proches, et je n’en pus d’abord deviner la raison. Les esprits de ce peuple paraissaient si distraits et si plonges dans la meditation, qu’ils ne pouvaient ni parler ni etre attentifs a ce qu’on leur disait sans le secours de ces vessies bruyantes dont on les frappait, soit a la bouche, soit aux oreilles, pour les reveiller. C’est pourquoi les personnes qui en avaient le moyen entretenaient toujours un domestique qui leur servait de moniteur, et sans lequel ils ne sortaient jamais.
L’occupation de cet officier, lorsque deux ou trois personnes se trouvaient ensemble, etait de donner adroitement de la vessie sur la bouche de celui a qui c’etait a parler, ensuite sur l’oreille droite de celui ou de ceux a qui le discours s’adressait. Le moniteur accompagnait toujours son maitre lorsqu’il sortait, et etait oblige de lui donner de temps en temps de la vessie sur les yeux, parce que, sans cela, ses profondes reveries l’eussent bientot mis en danger de tomber dans quelque precipice, de se heurter la tete contre quelque poteau, de pousser les autres dans les rues ou d’en etre jete dans le ruisseau.
On me fit monter au sommet de l’ile et entrer dans le palais du roi, ou je vis Sa Majeste sur un trone environne de personnes de la premiere distinction. Devant le trone etait une grande table couverte de globes, de spheres et d’instruments de mathematiques de toutes espece. Le roi ne prit point garde a moi lorsque j’entrai, quoique la foule qui m’accompagnait fit un tres grand bruit; il etait alors applique a resoudre un probleme, et nous fumes devant lui au moins une heure entiere a attendre que Sa Majeste eut fini son operation. Il avait aupres de lui deux pages qui avaient des vessies a la main, dont l’un, lorsque Sa Majeste eut cesse de travailler, le frappa doucement et respectueusement a la bouche, et l’autre a l’oreille droite. Le roi parut alors comme se reveiller en sursaut, et, jetant les yeux sur moi et sur le monde qui m’entourait, il se rappela ce qu’on lui avait dit de mon arrivee peu de temps auparavant; il me dit quelques mots, et aussitot un jeune homme arme d’une vessie s’approcha de moi et m’en donna sur l’oreille droite; mais je fis signe qu’il etait inutile de prendre cette peine, ce qui donna au roi et a toute la cour une haute idee de mon intelligence. Le roi me fit diverses questions, auxquelles je repondis sans que nous nous entendissions ni l’un ni l’autre. On me conduisit bientot apres dans un appartement ou l’on me servit a diner. Quatre personnes de distinction me firent l’honneur de se mettre a table avec moi; nous eumes deux services, chacun de trois plats. Le premier service etait compose d’une epaule de mouton coupee en triangle equilateral, d’une piece de b?uf sous la forme d’un rhomboide, et d’un boudin sous celle d’une cycloide. Le second service fut deux canards ressemblant a deux violons, des saucisses et des andouilles qui paraissaient comme des flutes et des hautbois, et un foie de veau qui avait l’air d’une harpe. Les pains qu’on nous servit avaient la figure de cones, de cylindres, de parallelogrammes.
Apres le diner, un homme vint a moi de la part du roi, avec une plume, de l’encre et du papier, et me fit entendre par des signes qu’il avait ordre de m’apprendre la langue du pays. Je fus avec lui environ quatre heures, pendant lesquelles j’ecrivis sur deux colonnes un grand nombre de mots avec la traduction vis-a-vis. Il m’apprit aussi plusieurs phrases courtes, dont il me fit connaitre le sens en faisant devant moi ce qu’elles signifiaient. Mon maitre me montra ensuite, dans un de ses livres, la figure du soleil et de la lune, des etoiles, du zodiaque, des tropiques et des cercles polaires, en me disant le nom de tout cela, ainsi que de toutes sortes d’instruments de musique, avec les termes de cet art convenables a chaque instrument Quand il eut fini sa lecon, je composai en mon particulier un tres joli petit dictionnaire de tous les mots que j’avais appris, et, en peu de jours, grace a mon heureuse memoire, je sus passablement la langue laputienne.
Un tailleur vint, le lendemain matin, prendre ma mesure. Les tailleurs de ce pays exercent leur metier autrement qu’en Europe. Il prit d’abord la hauteur de mon corps avec un quart de cercle, et puis, avec la regle et le compas, ayant mesure ma grosseur et toute la proportion de mes membres, il fit son calcul sur le papier, et au bout de six jours il m’apporta un habit tres mal fait; il m’en fit excuse, en me disant qu’il avait eu le malheur de se tromper dans ses supputations.
Sa Majeste ordonna ce jour-la qu’on fit avancer son ile vers Lagado, qui est la capitale de son royaume de terre ferme, et ensuite vers certaines villes et villages, pour recevoir les requetes de ses sujets. On jeta pour cela plusieurs ficelles avec des petits plombs au bout, afin que le peuple attachat ses placets a ces ficelles, qu’on tirait ensuite, et qui semblaient en l’air autant de cerfs-volants.
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